“Soudain effrayée de cette haine, elle songea: le monde a atteint une frontière; quand il la franchira, tout pourra tourner à la folie: les gens marcheront dans les rues en tenant un myosotis, ou bien ils se tireront dessus à vue. Et il suffira de très peu de choses, une goutte d’eau fera déborder le vase: par exemple, une voiture, un homme ou un décibel en trop dans la rue. Il y a une frontière quantitative à ne pas franchir; mais cette frontière, nul ne la surveille, et peut-être, même que nul n’en connait l’existence.Sur le trottoir il y avait de plus en plus de monde et personne ne lui cédait le pas, de sorte qu’elle descendit sur la chaussée, poursuivant son chemin entre leb ord du trottoir et le flot des voitures. Elle en avait depuis longtemps fait l’expérience : jamais les gens ne lui cédaient le pas. Elle éprouvait cela comme une sorte de malédiction qu’elle s’efforçait souvent de briser : rassemblant son courage, elle faisait de son mieux pour ne pas s’écarter de la ligne droite, afin d’obliger son vis-à-vis à se pousser, mais elle manquait toujours son coup. Dans cette épreuve de force quotidienne, banale, c’était toujours elle la perdante. Un jour, un enfant de sept ans était arrivé face à elle ; elle avait tenté de ne pas céder, mais finalement elle n’avait pu faire autrement afin de ne pas le heurter.” — L'immortalité, Kundera, p40-41 February 28, 2015 by Willy Braun