Je voulais lui expliquer la beauté de mon pays et l’effroi de ses noires torpeurs, mais je ne trouvais pas les mots nécessaires. Me dépêchant et me répétant, je ne cessais de balbutier des mots sur des détails, sur une maison qui avait brûlé, où jadis le lustre du soleil sur les lames du parquet se reflétait dans un miroir incliné, je balbutiais des mots à propos de vieux livres et de vieux tilleuls, de bibelots, de mes premiers poèmes dans un cahier d’écolier bleu cobalt, d’un rocher gris recouvert de framboisiers sauvages au milieu d’un champ parsemé de scabieuses et de marguerites, mais je ne pouvais absolument pas dire l’essentiel, je m’embrouillais, je restais sans voix, et je reprenais au début, et dans un bafouillage impuissant je recommençais à parler des pièces de la gentilhommière fraîche et sonore, des tilleuls, de mon premier amour, des bourdons qui dorment sur les scabieuses… Je croyais pouvoir parvenir d’un instant à l’autre à l’essentiel, lui révéler tout le chagrin de ma patrie, mais, pour je ne sais quelle raison, je n’étais capable que de me souvenir des petites choses, tout à fait terrestres, qui ne savent ni parler ni verser ces grosses larmes brûlantes et effroyables que je voulais mais ne pouvais raconter…Je me tus, je relevai la tête. L’ange, immobile, me regardait de ses yeux allongés et adamantins, avec un sourire doux et attentif, et je sentis qu’il comprenait tout… « Pardonne-moi, m’écriai-je en baisant timidement la tache sur son pied lumineux, pardonne-moi de ne savoir parler que de ce qui est fugace et négligeable. Mais tu comprends, tout de même… Ange gris et miséricordieux, réponds-moi, aide-moi, dis-moi ce qui sauvera mon pays ! »Après avoir enlacé un instant mes épaules de ses ailes gorge-de-pigeon, l’ange proféra un seul mot, et dans sa voix je reconnus toutes les voix que j’avais aimées et qui s’étaient tues. Le mot qu’il prononça était si beau que dans un soupir je fermai les yeux et baissai plus encore la tête. Ce fut comme un parfum et un tintement qui s’écoulèrent dans mes veines, ce fut comme le soleil qui se levait dans mon cerveau, et les vallées innombrables de ma conscience reprirent, répétèrent cette sonorité lumineuse et paradisiaque. Je m’en emplis ; elle battait dans mes tempes en un réseau subtil, elle tremblait comme l’humidité sur mes cils, elle soufflait en un froid délicieux à travers mes cheveux, elle baignait mon coeur d’une chaleur divine. Le Mot - Vladimir Nabokov February 24, 2014 by Willy Braun